Un nouvel ouvrage de Jean Rohou

Publié le par AAELTC

Éditions  Dialogues 2010.  «Le Christ s'est arrêté à Rome- Réflexion sur l'Église et l'Évangile», préface de Mgr Albert Rouet.

Voici l'introduction de cet ouvrage

 

 

Introduction 

Le sens de ce livre

 

           « C'est pour que nous soyons vraiment libres que Christ nous a libérés. Tenez donc ferme et ne vous laissez pas remettre sous le joug de l'esclavage » des rites et des règles. « Car pour celui qui est en Jésus-Christ », ce ne sont pas les règles qui «sont efficaces, mais la foi agissant par l'amour »

(saint Paul, Épître aux Galates 5, 1-6)

 

                        « L’amour […] trouve sa joie dans la vérité »

                (saint Paul, première Épître aux Corinthiens, 13, 4-6)

 

 

           « La première loi de l’histoire est de ne pas oser mentir,  la seconde de ne pas craindre de dire vrai »

                                                 (le pape Léon XIII à l’ouverture des archives du Vatican, 1883)

 

               « N’ayons pas peur de la vérité »

                                               (titre d’un ouvrage du pape Jean-Paul II, 1996)

 

 

 

 

   Pourquoi diable écrire un livre sur l'Église et la religion, quand on est athée et qu'on habite en Europe, où l'Église n'a plus de pouvoir, et où la religion est marginale ? Parce que l'alliance de tous les idéalistes -- qu'ils soient déistes, humanistes, socialistes, écologistes etc. -- est indispensable et urgente pour lutter contre une société animée par la recherche du profit, qui épuise les ressources naturelles, saccage l'environnement et produit une scandaleuse et dangereuse inégalité entre nations et entre individus. À la crise actuelle va succéder une ruineuse dépression des économies occidentales, surclassées par les Indiens et les Chinois, qui auront bientôt notre niveau technologique, et qui le mettront en oeuvre 60 heures par semaine pour des salaires deux fois moindres. Ajoutez-y le réchauffement climatique, qui va noyer telle zone et désertifier telle autre, contraignant des millions de gens à émigrer -- sans parler de votre résidence secondaire engloutie à Palavas-les-flots. Imaginez les foules de chômeurs et de travailleurs appauvris, les intenses conflits sociaux, les émeutes et en certains endroits la guerre.

   Quelles peuvent être les réactions ? Une révolution sociale destinée à réduire les inégalités est inconcevable. Ceux qui dominent actuellement détiennent tous les pouvoirs : économique et financier, social et politique, médiatique, militaire et policier. S'il y a des révoltes, ils y répondront par des gouvernements autoritaires et des partis fascisants. En 1928, l'Allemagne, ruinée par la guerre de 14-18 et les exigences des vainqueurs, était en bonne voie pour retrouver sa place d'avant-guerre : l'une des toutes premières au monde pour l'économie, la science et la pensée. Survient la crise de 1929, qui conduit au triomphe d'Hitler, lequel n'avait sans elle aucune chance d'arriver au pouvoir. Un processus analogue peut recommencer : le populisme nationaliste et raciste se répand déjà à travers l'Europe.

   Pour s'opposer à un tel avenir, pour construire des sociétés aussi justes et fraternelles que possible, l'union de tous les idéalistes serait nécessaire. Les chrétiens pourraient y jouer un rôle décisif, à condition qu'ils soient nombreux, fidèles au généreux message d'amour de l'Évangile et, comme le Christ, prioritairement soucieux du sort des pauvres. Mais ce n'est pas dans ce sens qu'évolue l'Église d'aujourd'hui. Jamais il n'y a eu aussi peu de chrétiens en Europe : notre civilisation matérialiste est défavorable à la religion, le Vatican discrédite le christianisme, et il est plus soucieux d'orthodoxie traditionnelle et de discipline que de justice sociale et d'évangélique générosité.

   Aujourd'hui, « Dieu est mort [...] dans la pensée, dans la psychologie, dans les besoins de l'homme », constatait Paul VI en 1968. Jadis, la famille et la communauté imposaient d'y croire, et il était nécessaire pour expliquer l'univers, la vie et l'homme, pour fonder l'ordre social et moral, pour compenser les difficultés de « cette vallée de larmes » par un au-delà de justice et de bonheur. Aujourd'hui, le triomphe d'une civilisation matérialiste réduit l'aspiration spirituelle ; la science explique presque tout sans recours à un Créateur ; le développement de l'individualisme et de sociétés multiculturelles a ruiné la religion familiale et communautaire ; une vie confortable nous détourne d’aspirer à un au-delà ; la démocratie laïque assure l'ordre social et moral sans les fonder sur la religion. Quelles valeurs souhaitez-vous transmettre à vos enfants ? a-t-on demandé aux Français en 2007. L'honnêteté et le respect d'autrui culminent à 63 % ; la foi en Dieu n'obtient que 4 %. Dans nos sociétés « domine une indifférence épaisse aux réalités religieuses » (Mgr Dagens, 2009) ; « la foi risque de s'éteindre » (Benoît XVI, 2009).

   Mais notre civilisation n'est pas seule responsable du recul religieux. Il est également imputable à un Vatican gravement inadapté aux réalités et aux mentalités actuelles, alors que le concile avait enthousiasmé les gens. Jamais l'écart n'a été aussi grand entre le nombre des croyants et celui des pratiquants, ni entre les consciences et les moeurs des catholiques et les prescriptions de l'Église officielle. « Je suis la voie, la vérité, la vie », disait le Christ (Jn 14, 6). Le frileux Benoît XVI est à côté de la voie, de la vérité, de la vie. L'Église devrait être le levain dans la pâte : il la conduit en dehors de la réalité.

   Le pape et son entourage se posent en modèles de morale et de vérité. Pour masquer les inévitables transgressions d'exigences excessives, pour maintenir des croyances ou des interdictions périmées (en cachant souvent aux fidèles les travaux des historiens, archéologues, exégètes et théologiens), pour justifier des discriminations injustes (envers les femmes, envers des théologiens qui soutiennent les démunis tellement chers au Christ, envers les divorcés honnêtement remariés, alors qu'on bénit dictateurs, adultères et concubins), Rome est souvent réduite à des affirmations insoutenables[1], à l'hypocrisie et même au mensonge. Une telle attitude oblige souvent les prêtres (qu’un contact quotidien avec les réalités de l'existence rend plus véridiques et plus généreux que leurs lointains dirigeants) à bricoler sur le terrain des solutions en principe interdites. Tout cela ne relève pas d'une simple inadaptation passagère, mais d'une attitude malsaine, contraire à l'honnêteté intellectuelle et à la générosité évangélique. Vous produisez « l’agnosticisme ou l'athéisme parce qu'il y a quelque chose de vicié dans votre mode de pensée et votre présence au monde », disait Jean Sulivan* aux dirigeants de son Église en 1980. Pour croire aujourd'hui, il faut souvent le vouloir non seulement contre un contexte qui en détourne, mais contre une Église qui en dégoûte[2]. « Elle n'a plus besoin d'ennemis », disait récemment un théologien suisse : elle « se sabote toute seule ». L'indifférence du public s'est transformée en indignation avec la révélation d'une pédophilie longtemps cachée par souci d'honorabilité (! ) et dont la fréquence est partiellement liée à la frustration du célibat obligatoire et à une conception malsaine de la sexualité, où le tabou exacerbe la pulsion. Je reste stupéfait quand une telle Église se présente comme la conscience morale des hommes.

  

   Rien n'est définitivement perdu. Le matérialisme primaire d'une civilisation trop fondée sur l'économie et la technique, sur l'argent et la consommation n'a pas supprimé l'aspiration morale et spirituelle. Demain, l’échec de cette civilisation et des conditions de vie plus difficiles la raviveront sans doute. Et comme les injustices sociales vont s'aggraver, renaîtra   l'espérance compensatoire d'un au-delà de justice et de bonheur.

   Mais quelles réponses seront proposées à ces aspirations renouvelées ? Une idéologie nationaliste, fasciste et raciste, avec d'exaltantes manifestations comme jadis à Nuremberg et à Moscou ? Des sectes pseudo-religieuses et fortement disciplinées, comme l'Église de scientologie, qui prospère sur les ruines d'Haïti ? Une Église de l'Opus Dei, des Légionnaires du Christ et de la Fraternité saint Pie X, qui réduirait le christianisme à quelques vérités simplifiées, condamnerait la liberté de moeurs et de pensée, et referait l'alliance du sabre et du goupillon au service de pouvoirs autoritaires et d'une hiérarchie sociale opprimante ? Une Église évangéliste ou pentecôtiste d'expressionnisme affectif et irrationnel, facilement manipulable, qui progresse fortement en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud ? Ou bien une Église animée par la générosité libératrice de l'Évangile, la défense des droits de l'homme et l'attention prioritaire aux démunis, une Église fidèle au Christ et favorable aux hommes ?

   Ce n'est pas cette Église capable d'exalter les bonnes volontés que prépare le Vatican. Il a naguère interrompu l'admirable engagement des prêtres-ouvriers. Il a rejeté Mgr Gaillot, l’évêque français le plus engagé en faveur des exclus, démunis et marginaux : un pasteur populaire et subversif, comme Jésus lui-même. Il condamne la théologie de la libération, qui veut mettre en oeuvre la charité chrétienne dans des sociétés de scandaleuse inégalité, dont l'Église était traditionnellement complice. Il maintient l'obligation du célibat des prêtres et de leur entière continence : une exigence excessive, ignorée des autres Églises chrétiennes, qui est inévitablement transgressée -- et souvent criminellement. Il refuse aux femmes la prêtrise et même le diaconat : discrimination contraire à l'égalité de tous devant Dieu, sans équivalent aujourd'hui en aucun autre domaine, et d'autant plus injuste qu'elles jouent un rôle majeur dans le fonctionnement de l'Église. Il prétend régenter la vie sexuelle contre les consciences de ses propres fidèles, qu'il traite souvent comme des enfants ignorants. Il maintient dans le Catéchisme* des croyances légendaires, qui dégradent la foi en crédulité et que contredisent souvent historiens, exégètes et théologiens catholiques, dont il censure fréquemment la liberté de pensée et d'expression. Bref, le Vatican refuse l'épanouissement de l'humanité, auquel invitait le Christ.

 

   La thèse de ce livre c'est que l'Église a trahi l'Évangile, parce qu'elle est devenue, à partir du IVe siècle, une puissante institution d'ici bas, liée aux dominants et soucieuse d’un pouvoir temporel auquel elle n'a pas entièrement renoncé, bien qu'elle en ait perdu l'essentiel.

   L'Évangile enseigne une foi qui commande d’aimer Dieu (en se détournant des faux biens de ce monde) et tous les êtres humains, avec une priorité pour les démunis en tout genre. La raison d'être de l'Église est de propager cette foi généreuse et salutaire. Pour cela, elle doit la maintenir historiquement vivante, c'est-à-dire adapter son expression à une humanité dont les conditions de vie, la mentalité, la culture varient selon les lieux géographiques et les milieux sociaux, et ne cessent d'évoluer. Jésus et saint Paul donnent l'exemple de cette indispensable adaptation, qu'ils poussent même jusqu'à la rupture sur plusieurs points.

   La foi est spirituelle ; mais l'Église est une institution temporelle. Celles de Rome a gravement radicalisé cette contradiction. Depuis la conversion des empereurs, elle n'a cessé d'être complice de pouvoirs politiques, économiques et sociaux plus soucieux d'asservir les gens que de les aimer (et qui ont transformé la religion en gendarme de l’injuste hiérarchie d'ici-bas). Pire : elle s'est elle-même constituée en puissance, accumulant les richesses, remplaçant les fraternités chrétiennes primitives par une hiérarchie de pouvoirs dans une monarchie absolue, et agissant souvent selon ses intérêts économiques, politiques et sociaux.

    La façon la plus efficace de manifester sa puissance est d'assujettir les gens à des prescriptions, interdictions et condamnations. C'est ce qu'a fait l’Église, alors que le Christ n'est « pas venu juger, mais sauver le monde » (Jn 12, 47), et a demandé de ne pas chercher à séparer le bon grain de l'ivraie avant qu'il ne le fasse lui-même (Mt 13, 29-30) ; certaines de ces interdictions sont contraires à l'esprit de l'Évangile et révoltent les consciences.

   Pour accréditer prescriptions et interdictions, le Vatican a tendance à les présenter comme définitives (alors que tout évolue sauf Dieu). Il s'attache aux traditions parce qu'elles confortent le pouvoir archivistique de la bureaucratie ; il attribue souvent au Christ des rites et préceptes inventés bien plus tard, et il les maintient alors que certains ont plus ou moins perdu leur signification. Ce faisant, il refuse l'adaptation historique, géographique et socioculturelle nécessaire pour animer une communauté historiquement vivante. Chaque fois (ou presque) que l'humanité (accomplissant la mission que Dieu lui a donnée de perfectionner la création) a réalisé une importante découverte (Galilée, Darwin), invention (la pilule) ou promotion (la démocratie, les droits de l'homme), l'Église y a opposé comme immuables des opinions périmées, qui ont scandalisé les meilleures consciences chrétiennes de l'époque (Pascal, Lamennais, Congar*). Et elle n’a reconnu ses erreurs qu'après des décennies d'une obstination obscurantiste qui l’a gravement discréditée. Car elle se flatte de ne jamais se tromper : orgueilleuse prétention, souvent cruellement démentie.

 

   « De quoi il se mêle, celui-là ? » dira-t-on. « Il n'est ni prêtre ni théologien ni même croyant. » C’est ce que disaient à l’auteur de Tartuffe ceux qui fermaient les yeux sur les réalités qu’il dénonçait. Comme bien d'autres institutions, l'Église a l'habitude de cacher ses scandales et de dénoncer ceux qui les révèlent : indigne souci de respectabilité mensongère. Mais nous ne sommes plus au temps de Molière : nous vivons dans une société pluriculturelle, où chaque vision de l'homme et du monde ne peut s'affirmer qu'en débattant avec les autres pour essayer de les convaincre. Il ne s'agit pas de savoir quel chapeau je porte, mais dans quelle mesure ce que je dis est vrai. Selon le nouveau Code de droit canonique, les laïcs ont « le droit et même quelquefois le devoir » de dire leur avis aux responsables de l'Église.

    On m'accusera de parler en donneur de leçons, comme si je connaissais mieux que prêtres et croyants leurs motivations et leurs devoirs. Mais c'est ce que font tous les jours confesseurs et directeurs de conscience, historiens, sociologues, psychologues, enquêteurs, policiers, juges, journalistes et tous ceux qui parlent d'autrui : c'est-à-dire tout le monde. Et j'ai dit pourquoi la crainte de l'avenir m'impose un devoir d'ingérence.

  Il est vrai que je suis athée. Élevé dans la religion catholique, je m'en suis éloigné au début de l'âge adulte. Mais depuis je me suis souvent plongé dans la Bible, saint Augustin et saint Thomas d'Aquin pour comprendre l'époque dont je suis spécialiste : le siècle de François de Sales, Pascal, Bossuet, Fénelon et Port-Royal. Et j'ai lu quelques centaines d'ouvrages et d'articles pour préparer ce livre. Enfin, je me suis toujours intéressé à la religion. Nous avons tous besoin de principes, pour conduire nos pensées et nos actions. Source de tout sens, de toute valeur, de tout bonheur, Dieu est le meilleur principe possible, s’il existe. Il me paraît profitable, pour un athée, d’être attentif aux réponses que donnent les religions aux problèmes de l'existence. S’il était permis, quand on rencontre quelqu’un, de parler d’autre chose que de la pluie, je n’aurais que trois questions à poser. Non point par curiosité maligne, mais parce qu’elles englobent l’essentiel à mes yeux. Trois questions doubles : « Que pensez-vous de notre société ? En conséquence, quelle est votre position politique ? » « Croyez-vous en Dieu, et sinon quel est votre principe de vie et de pensée ? Quelle est la différence entre votre conduite et celle de quelqu’un qui ferait la réponse inverse ? » « Comment faites-vous pour assumer les problèmes de la vie affective et sexuelle ? Êtes-vous satisfait de votre solution ? »

   « Le christianisme n'est fécond que quand il accepte la confrontation » ; s'il « se renferme sur lui-même, on va vers la stérilisation de la foi » (Paul Valadier*). En nous isolant dans nos certitudes, disent beaucoup de théologiens, nous risquons de ne plus percevoir leur raison d'être, de ne plus voir les questions auxquelles elles répondent. La religion d'amour et de salut n'a de sens que si elle est branchée sur nos problèmes. Répéter des réponses toutes faites sans écouter les critiques, c'est prendre le risque d'une sclérose suicidaire, comme l'a montré l'histoire de tant de royautés et d'empires (pour la France en 1789, 1830, 1848, 1870) et récemment celle des régimes communistes.

   « Vos certitudes », lançait Jean Sulivan* aux dogmatiques dirigeants de son Église, « elles sont généralement fondées sur quoi ? Le non-approfondissement des connaissances. On boucle vite afin d'échapper à l'angoisse. » Ceux qui refusent le débat sont des gens qui ont peur, ou qui méprisent leurs semblables quand ils pensent différemment. C'est en se confrontant à des opinions contraires, qu'on prend meilleure conscience de la sienne et qu'on peut la préciser, l'enrichir, la rectifier.

   Les plus hautes autorités de l'Église souhaitent entendre les athées. « L'Esprit saint nous parle [...] aujourd'hui [...] tout particulièrement à travers l'incroyance de tant de nos contemporains », disait Paul VI. « Nous devons accepter avec humilité la critique qui nous entoure [...] et même avec reconnaissance » : « la foi ne peut que gagner en vigueur en relevant le défi que lui adresse l'incroyance ». « La foi authentique ne craint pas l’incroyance », confirmait le futur Benoît XVI en 1968 : elle « s'approfondit à son contact ». L'Église ménage des confrontations publiques, comme celle qui a opposé en 2004, dans la cathédrale de Rouen, le philosophe athée Comte -Sponville et le doyen de la Faculté de théologie de l'Institut catholique de Paris. À Milan, le cardinal Martini* en organise régulièrement autour d'une « chaire des incroyants », « afin d'apprendre d’eux [...] ce qu'ils ont à dire aux hommes ». « Le danger aujourd'hui pour la religion c'est le gouffre de l'indifférence, et non pas la critique roborative des athées. En général, disait le P. de Lubac, ce n'est pas l'Évangile qu'ils nous reprochent : c'est au contraire d'y être infidèles. La pensée critique qui anime ce livre est celle de beaucoup de chrétiens.

   « La théologie d'aujourd'hui et de demain devra se faire théologie du dialogue avec des hommes qui pensent ne pas pouvoir croire », disait Karl Rahner, peut-être le plus grand théologien du XXe siècle. Souvent, ce dialogue avec l'athée est l'explicitation de réflexions intimes du croyant. Depuis que l'existence de Dieu n'est plus une certitude, « la ligne de partage entre foi et incroyance passe [...] à l'intérieur de chaque conscience », disait Jean Sulivan*[3]. Ce n'est plus la foi qui oppose les gens. Beaucoup moins en tout cas que la politique : un croyant et un athée de gauche ont des opinions analogues sur la plupart des problèmes sociaux et moraux ; et c'est aussi le cas d'un croyant et d’un athée de droite. Dans les grandes confrontations récentes (Résistance ou Collaboration, guerre d'Algérie) des chrétiens se sont trouvés des deux côtés, tout comme aux élections depuis quarante ans.

   « Je suis convaincu », m’écrit un ami universitaire, « que tu n’es pas plus athée que moi ou que je ne suis pas plus croyant que toi. Je m’explique : Dieu est pour moi justice et vérité, et par ailleurs il reste l’Inconnu, l’Inaccessible. Toi, tu ne peux pas croire en un personnage incompréhensible et fantasmatique que tu appelles Dieu, mais tu crois en la droiture, l’amitié, la justesse intellectuelle comme en des valeurs plus ou moins inaccessibles, mais qui n’en sont pas moins les phares de ton existence. Nous aspirons tous les deux à ce que je nomme Dieu et que tu te refuses à nommer Dieu. » « Que tu sois augustinien dans ton analyse du XVIIe siècle [...] pour comprendre un temps qui fut fortement augustinien, cela ne t’engage pas personnellement, mais authentifie ta qualité d’homme affamé de justice et de justesse [...] Par suite, que tu fasses " vigoureuse profession d’athéisme " parachève la marque de ton honnêteté. »  J'aimerais bien être à la hauteur de tels compliments.

   Le dialogue avec les athées serait plus facile si l'Église acceptait de distinguer nettement les vérités de foi des vérités de fait établies par les exégètes de la Bible et par les historiens des religions. Cette distinction serait également fructueuse pour les croyants : elle leur permettrait de mieux concilier leur culture philosophique et scientifique avec leur relation au Dieu éternel, sans que celle-ci soit grevée d'erreurs et de croyances périmées ou subordonnées à une idéologie. « La science », disait le concile Vatican II, « contribue au savoir religieux pour le purifier et lui permettre de sortir des espaces de la magie et de la superstition ». Quant à l'histoire, elle est source de liberté intellectuelle et de lucidité morale : en montrant que tout évolue, elle nous incite à donner de nouvelles formes aux valeurs essentielles, pour en sauvegarder la vivante permanence.

  Il faudrait reconnaître que seul Dieu est en dehors de l'histoire, tandis que la religion et même l'image de Dieu sont des constructions historiques -- ce qui n'empêche pas de les croire inspirées par l'Esprit. Je commence par montrer que, sous l'influence des intérêts et des aspirations qui dominent chaque époque, elles évoluent rapidement et considérablement -- jusqu'à se contredire (chapitres 1 et 2). D'ailleurs, le christianisme, qu'il soit ou non éternelle vérité, n'a été découvert (ou inventé) que progressivement : Jésus lui-même était un ardent militant de la religion juive, qui voulait en restituer et parfaire l'esprit, et n'envisageait nullement de la remplacer par une autre, qui a été mise au point bien plus tard, à travers de violents affrontements (chapitre 3). Le message évangélique était un généreux idéal. Mais son usage historique l’a rapidement dévoyé : la religion de l'Ami des pauvres a été accaparée par les puissants et les riches ; les fraternités originelles ont été remplacées par une monarchie absolue qui a réduit le peuple de Dieu en troupeau de moutons (chapitres 4 et 5).

   Ainsi, la religion -- dont il faut bien distinguer la foi personnelle -- a été instrumentalisée par les pouvoirs pour des usages contraires à l'Évangile. Il a longtemps servi à justifier la guerre -- à laquelle l'Église s'oppose enfin résolument depuis 60 ans (chapitre 6). Il a servi à garantir une scandaleuse inégalité. Depuis 1891, les papes proclament une doctrine de justice sociale ; mais elle n'est guère appliquée par les nombreux chrétiens qui dirigent l'économie et la politique (chapitre 7). L'Église romaine a longtemps censuré et persécuté la pensée, les libertés, les désirs -- y compris la pensée de ses propres théologiens. Et c'est loin d'être tout à fait terminé (chapitre 8). Elle a persécuté les juifs, compatriotes du Christ -- avec lesquels elle vient enfin de se réconcilier (chapitre 9). Beaucoup d'idéaux ont une amorce dans l'Évangile : mais la plupart ont été réalisés contre l'Église (chapitre 10).

   J'ai pu voir personnellement quelle admirable générosité peut animer les disciples de l'Évangile, et quel enthousiasme ils peuvent susciter, même chez les incroyants. Mais leurs efforts ont été ruinés tantôt par le système économique, tantôt par le Vatican. La Jeunesse agricole catholique a fait remarquablement progresser en tous domaines, dans l'exaltation, le monde rural de mon enfance. Mais ses idéaux ont été rapidement balayés par la concurrence meurtrière du libéralisme économique (chapitre 11). L'engagement des prêtres ouvriers a enthousiasmé tous les idéalistes de ma génération : Rome l'a brutalement interdit (chapitre 12). Le concile Vatican II a été généralement perçu comme une vivifiante libération, antérieure à celle de mai 68. Mais les traditionalistes ont rapidement repris le pouvoir (chapitre 13).

   Aujourd'hui, l'Église a perdu la majeure partie de son pouvoir temporel : c'est ce qui a permis l'embellie évangélique du concile. Mais ses dirigeants restent liés à ceux qui dominent nos injustes sociétés, comme le montrent les voyages du pape en chef d'État ou la condamnation de la théologie de la libération. Ils ont reconnu l'autonomie des sciences et de la politique, mais ils refusent celle de la morale. Ils reconnaissent la validité de la pensée athée et de la société laïque ; mais ils refusent celle des moeurs actuelles : ils dénoncent la dimension hédoniste de la vie, que les gens perçoivent comme une heureuse libération, et beaucoup de chrétiens comme un progrès conforme au message émancipateur de l'Évangile. Pour mieux critiquer les moeurs, ils les travestissent calomnieusement, et les déclarent contraires à une nature humaine de leur invention, ainsi qu'à la Bible, qui les condamne bien moins qu'ils ne le prétendent. C'est ce que montrent les chapitres 14 à 19, consacrés aux tristes obsessions sexuelles du Vatican, qui édicte en ce domaine des interdictions dont la plupart n'ont aucun fondement dans le Nouveau Testament, et dont certaines sont unanimement rejetées par les fidèles. Un dernier chapitre expose les motifs de mon athéisme et ma confiance en l'homme.

   

   Traitant de problèmes difficiles, sur lesquels les spécialistes ne sont pas toujours d'accord, ce livre contient nécessairement des affirmations discutables. Mais son but est justement de provoquer la discussion, de susciter un débat porteur de changements salutaires. Je suis souvent ironique, parfois provocateur : la benoîte modération ne fait réfléchir personne. Plusieurs passages choqueront les fanatiques des deux bords. D'autres fourniront des arguments aux anticléricaux. Néanmoins, vigoureusement critique envers le Vatican mais profondément sympathique envers les chrétiens, cet ouvrage n'est nullement dirigé contre la foi. « En combattant une religion institutionnelle, je pense défendre une religion spirituelle », m'écrit Jean-Paul Yves Le Goff. Moi aussi.

    Encore un gros livre ? Plutôt l'équivalent de vingt livres en un seul volume, à lire lentement pour prendre le temps d'une libre réflexion. Quel rapport avec la Bretagne ? diront ceux qui ont apprécié Fils de ploucs. Bornez-vous donc à votre témoignage, ajouteront ceux qui ne veulent pas affronter les problèmes fondamentaux de la condition humaine. Je veux au contraire inciter à y réfléchir : être breton ne doit pas l’interdire ! Mais qu'on se rassure : je prépare pour l'an prochain un autre livre sur Bretagne et religion.

 

[1] Jamais il n'y aura de prêtres mariés ni de femmes prêtres, répètent les papes : il est évident qu'il y en aura bientôt.

[2] Et pourtant je crois (Pierre de Locht), Dieu malgré tout (Jacques Duquesne), Jésus malgré tout (Jean-Jacques Salvetat), Je crois en dépit de tout (Jean-Marie Tillard).

[3] « Il y a en tout croyant véritable et honnête une part d’athée » (Éric deBeukelaer*).

 

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